Philip Glass - "Glassworks"
USA - 1982 - CBS Inc. - 39'25
1. Opening - 6'24
2. Floe - 5'59
3. Island - 7'40
4. Rubric - 6'04
5. Facades - 7'21
6. Closing - 5'57

Line-up :
Philip Glass : organ
Michael Riesman : piano, organ, synthetiseur
Jack Kripl : piccolo, soprano saxophone, clarinette, bass clarinette
Jon Gibson : soprano saxophone
Richard Peck : tenor saxophone
Sharon Moe : french horn
Larry Wechsler : french horn
Linda Moss : violin
Lois Martin : violin
Julian Barber : violin
Al Brown : violin
Maureen Gallagher : violin
Seymour Barab : cello
John Abramowitz : cello
Fred Zlotkin : cello

Petit coup de projecteur sur un compositeur dont le nom, au moins, ne devrait être étranger à personne. Au-delà, il est plus difficile d'y accoler un visage (assez laid du reste) et tout autant de siffloter de mémoire un air que l'homme aurait pu écrire. Et pourtant le répertoire de ses œuvres constitue l'une des vitrines les plus achalandées de la musique américaine du XXe siècle. Si on lui préfère fréquemment ses contemporains Steve Reich et John Cage au programme des ondes et des festivals, on ne lui en doit pas moins - outre un parcours académique jonché de symphonies, concertos, opéras (cf. "Einstein On The Beach") et autres pièces pour divers instruments - de nombreuses musiques de film, dont certaines ont l'originalité d'avoir été couchées a posteriori, c'est-à-dire en hommage à des films déjà sortis avec leur propre musique. Bien entendu, il s'avère souvent que le soundtrack "posthume" de Glass surpasse l'original (cf. "Dracula")…
Venant à une période charnière de sa vie, "Glassworks" est à la fois une forme de réflexion autobiographique et la consécration du minimalisme graduel dont Glass s'est attaché à poursuivre les préceptes et les systèmes. C'est aussi le plus sûr raccourci pour découvrir le compositeur sans se brûler les ailes contre les aspérités sonores toujours un peu déroutantes propres à une école qui fait souvent vilainement fi du lisse et du tonal. La patte Philip Glass tient dans une formule qui peut paraître simpliste, puisqu'il s'agit de porter sur des distances allongées un thème unique, plus ou moins riche en phrasés superposés, en ne misant que sur des ajouts ou altérations infimes pour émuler l'évolution de la pièce. Une description qui n'a pas grand chose de charmant, puisqu'à sa lecture ce sont surtout les termes répétitivité et monotonie qui viennent à l'esprit. Malgré tout, ce que Glass parvient à recréer à l'aide de cette technique relève de l'enchantement. Cuivres, cordes, vents, piano et orgue sont au menu de ces six compositions axées sur la dilatation du mouvement perpétuel. Partant souvent d'une mélodie orpheline tissée sans relâche à la manière d'une chaussette brodée avec patience sur les genoux de Mamie, on escalade peu à peu des échelons d'intensité au travers de subtils changements de timbre, de dédoublements de sons, de permutations d'instruments et de mille autres techniques toutes plus imperceptibles les unes que les autres que je ne serais sûrement pas fichu de vous énumérer si leur explication ne figurait pas dans la biographie de Glass que j'ai sous les yeux…
Bref, toutes ces considérations spécialisées mises au rencard, ce qui intéresse avant toute chose le profane (nous, quoi…) c'est d'avoir une idée aussi précise que possible du genre de plaisir qu'il va pouvoir drainer de ce disque. Et là c'est tout de suite beaucoup plus limpide : "Glassworks" est particulièrement indiqué pour escorter ces heures de vide intellectuel au cours desquelles l'on s'adonne à des activités aussi anodines que récurrentes, telles que le repassage, la corvée de patates ou la consultation de son webzine favori. La musique agit alors comme le liant métronomique sur lequel on finit par calquer sa gestuelle jusqu'à l'envoûtement global. On se laisse tellement accaparer par le pouvoir subliminal issu de sa fausse simplicité qu'on en oublie très vite qu'on est confronté au travail progressif d'un être humain et non pas à un simple leitmotiv aléatoire programmé en boucle. Et fatalement, on passe à côté de sa beauté dans l'instant, pour mieux en dénicher les résidus imprimés dans notre esprit longtemps après que le CD ait cessé de tourner. Je parlais en début de chronique d'air à siffloter sous la douche, et bien celui qui est commun à "Opening" et "Closing" (avec pour différence que la première version est pour piano seul et la seconde orchestrale) est l'exemple le plus parfait de la trame mélodique sommaire mais capiteuse en diable qui reste scotchée au cerveau des journées entières. Cette jolie sinusoïde inversant son angle à la césure s'empare vite de l'âme des choses qui soulignent l'instant ; elle peut rythmer nos occupations les plus variées comme se glisser à travers un rideau de flocons de neige ; elle peut s'infiltrer en nous, camouflée en une gorgée de bon vin ou se cacher dans le nuage qu'on regarde en traversant la rue ; elle nous squatte et nous squatte encore, et n'aura de cesse de se faire plus insistante si l'on s'évertue à vouloir en chasser le spectre : fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-fa-ré-la-ré-la-ré-la-ré-la-ré-la-ré-mi-la-mi-la-mi-la-mi-la-mi-la-mi-la-fa-la-fa-la-fa-la-fa-la-fa-la-fa-la-mi-la-ré… (en omettant la première main et la suite bien sûr). Cette fameuse litanie est incontestablement l'emblème de "Glassworks" et peut-être de Glass tout court, tant elle est gorgée d'universalité.
A part cela, Glass procède souvent par accumulations éclairs de lignes instrumentales fixées vers leur cible individuelle et à peine compatibles entre elles si ce n'est par une accroche, un motif ou un élan synchronisé. Dès la dixième seconde d'un "Floe", on ne sait déjà plus où donner de la tête, tant les sons virevoltent aux quatre coins de l'espace dans ce qui semble à première vue être une absurde cacophonie encadrant un filin mélodique devenu quasiment transparent dans l'œil d'un cyclone bruitiste. Pourtant, chaque mesure est dressée le long d'un couloir strict qui ne laisse entrer les variations qu'au compte-gouttes à la façon de couperets réguliers. S'adonner à la dissection d'un tel morceau est à la fois passionnant et extrêmement délicat, car il faut éplucher la densité harmonique (si, si, harmonique !) couche par couche en conservant une concentration à toute épreuve afin de ne pas se laisser submerger par cette nébuleuse titanesque qui continue à cheminer sans attendre, sous peine de devoir reprendre son analyse de zéro. On s'imagine sans trop de peine l'influence qu'a pu avoir une œuvre comme "Glassworks" sur la méthodologie des bourreaux du conformisme actuel de la trempe d'un Yann Tiersen.
Tantôt hyperactif, tantôt délassant, toujours disposé à générer du rêve éveillé, voici un recueil dont on ne se lasse pas d'emprunter les tangentes sans repères, entre mélancolie automnale et espièglerie printanière. Demandez à votre discothèque si elle se respecte, et si elle vous répond "oui", offrez-lui "Glassworks", ça ne pourra qu'accroître son amour-propre !

Uriel : 90% (Février 2003)



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