Arvo Pärt - "Miserere"
Estonia - 1991 - ECM New Series - 65'47
1. Miserere - 34'44
2. Festina Lente - 5'34
3. Sarah Was Ninety Years Old - 25'29

Line-up :
Paul Hillier conducting the Hilliard Ensemble on "Miserere" & "Sarah Was Ninety Years Old"
Dennis Russel Davies conducting the Beethovenhalle Orchestra from Bonn on "Festina Lente"

Si quelqu'un se demande encore pour quelle raison les disques d'Arvo Pärt sont devenus depuis quelques années de véritables best-sellers des rayons classiques contemporains, il verra ses doutes balayés, que dis-je, pulvérisés par le seul "Miserere"… Mais nous n'en sommes pas encore là.
Permettez-moi d'abord de déroger à tous les principes et de commenter ce disque à rebours, en commençant par la pièce "Sarah Was Ninety Years Old". Composée en 1977, cette dernière marque en quelque sorte la sortie du tunnel pour Pärt, si l'on considère que c'est à partir de cette époque qu'il est entré dans la phase qui a engendré ses plus belles œuvres, et qui surtout a vu la naissance et le perfectionnement de sa technique de composition distinctive auto-baptisée "tintinnabuli" (j'y reviendrai dans un prochain article). "Sarah Was Ninety Years Old" est une procession lente et douloureuse dont l'ouverture chaste livrée aux seules percussions incite à l'aphasie. Elle prend appui sur l'Ancien Testament et sur l'histoire de l'Annonciation de la grossesse de Sarah, épouse du patriarche Abraham, dans sa 90ème année, et s'imprègne totalement du texte où la joie naît de l'innocence, le miracle de l'attente rituelle. C'est seulement vers la troisième minute, après que la baguette ait sagement donné ce qu'on pourrait prendre pour une imitation de robinet mal fermé gouttant sur la céramique, que le chant s'élève, faiblement, comme un fin faisceau de brume glissant le long de la pierre à minuit. A cet instant en fermant les yeux, on n'aurait aucun mal à s'imaginer déambuler dans la pénombre d'un cloître, nos pas portés par le plain-chant étouffé d'un petit chœur de moines dissimulé à nos regards. Puis c'est le retour au silence tourmenté par la pluie éparse des percussions avant que les voix ne réapparaissent, sensiblement plus vagues, comme si la chorale s'était déplacée de la cour ouverte à la nef de la chapelle et sa résonance hypnotisante. La litanie est plus sombre, aussi, ô combien… C'est dans ces moments de dévotion suprême que le minimalisme de Pärt sert le mieux la partition, les plongées dans le silence devenant le reflet respectueux des envols aux ailes précaires. Encore une fois sans prévenir, les percussions reprennent la main, cette fois plus resserrées, presque tribales, sans toutefois jamais côtoyer un rythme de danse, essentiellement à cause des incessantes interruptions. Deux minutes de ce traitement presque incongru - mais qui, n'en doutons pas, a son utilité - et les portes s'ouvrent sur le highlight du morceau, un admirable mouvement d'orgue aux accents aussi "gothiques" qu'on puisse en rêver, conduisant à intervalles réguliers aux clameurs de la soprano, une seule note chaque fois, un seul vibrato délivré avec toujours plus de hauteur et plus de puissance, jusqu'à ce qu'elle ait atteint son plafond de tessiture (attention au service cristal de mémé !). Le morceau se fane alors en l'espace d'une minute où la soprano se livre à une passe d'armes solitaire, tempérée et délicieusement perdue dans un gouffre d'échos. Une interrogation se forme alors dans mon esprit : ELEND, sur "The Umbersun", n'avaient-ils pas au fond quelque chose de Pärt, de ce son pur emmitouflé dans un épais manteau de ténèbres ? Certainement, si. Preuve, si besoin était, que les grands esprits se rencontrent.
"Festina Lente", qui fait ici office de transition entre les deux mastodontes du disque, est une très belle partition pour cordes où Pärt étale un bouquet de techniques impressionnant, guidé par le contrepoint dynamique des deux premiers violons. En même temps c'est une œuvre difficile à percer, tant la densité harmonique qui s'en dégage forme comme une carapace sonore qui masque le feu d'artifices d'actions et de détails aux oreilles de l'impie qui a arrêté son solfège au bout de trois ans (i.e. ma pomme…). Heureusement la grande musique a ses indulgences, il reste donc pour n'importe quel auditeur la grande noblesse et la grâce de l'ensemble, témoignage de l'incommensurable pouvoir émotionnel de tout art nourri par la passion et l'abnégation, aussi strictes et académiques en soient les structures.
Le "Miserere" est la plus récente œuvre du programme (1989). Près de 35 minutes durant, Pärt joue à moduler calmes, commencements, canons et climax sur ses thèmes fétiches de la passion et de la pénitence. Très attentif à ne pas faire déborder les couleurs, il distille exactement ce qu'il faut pour chaque voix, chaque instrument, n'hésitant pas à briser des élans prometteurs lorsqu'ils menacent de prendre le pas sur la paix et le partage. Le HILLIARD ENSEMBLE est de bout en bout magnifique, les chanteurs donnant la pleine mesure de leur talent tout en honorant avec rectitude la pondération et le besoin de soumission qui se rattachent à leurs partitions. Surtout, le "Miserere" est l'œuvre d'un zénith, de l'éclat omnipotent qui inonde l'intervalle de la 5ème à la 8ème minute lorsque, au sortir d'un roulement de tambour prophétique, c'est soudain un véritable déluge d'apocalypse qui s'échappe des haut-parleurs. Cette foudroyante mise en branle du chœur dans son ensemble détruit tous les principes qui veulent qu'un passage dramatique soit annoncé par une progressive montée en tension. Ici Pärt supprime l'effet pour mieux asséner le choc, et par-là maximise son contrecoup. En plus vous savez quoi ? Cet essor dantesque, colère divine (Dies Irae) qui s'abat comme une pluie de feu et de glace, et bien il tue, il botte le cul plus sévèrement qu'une paire de Rangers coquées !!! Il est souverain, il est puissant, il est pénétrant : il est d'une beauté qui plonge dans l'ombre éternelle tout ce que le commun des mortels peut affubler de l'adjectif "beau" sans mesurer sa portée essentielle. Sous des trompettes emphatiques, les sections du chœur expulsent du sublime à gorge déployée, se reprenant, se complétant ou se passant le relais en jonctions lumineuses qui ne trouvent de terme que lorsque l'élan initial expectore son dernier souffle, le terminus d'un decrescendo qui n'est plus qu'un vertige… Celui d'yeux écarquillés, tournés vers le plafond, et d'un corps rigide ébranlé de spasmes à chaque redémarrage de l'hymne premier, un corps pour qui la notion d'équilibre paraît déjà un lointain souvenir. Le transport est total, aller-retour première classe, non-fumeurs s'il vous plaît ! Ce tour de force que Pärt impose à son orchestre est presque une folie, une montagne quand on le replace dans le contexte du refuge sacral, de l'océan de placidité qu'est le reste du "Miserere", mais quiconque déclarerait ne pas l'aimer, ne pas au moins ressentir quelque chose de spécial, de grand à son écoute, celui-ci ne mérite pas l'appareil auditif dont la Nature l'a doté.
Pardonnez mon orgasme.

Uriel : 99% (Octobre 2002)



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