Line-up
:
Paul Hillier conducting the Hilliard Ensemble on "Miserere"
& "Sarah Was Ninety Years Old"
Dennis Russel Davies conducting the Beethovenhalle Orchestra from Bonn
on "Festina Lente"
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Si
quelqu'un se demande encore pour quelle raison les disques d'Arvo Pärt
sont devenus depuis quelques années de véritables best-sellers
des rayons classiques contemporains, il verra ses doutes balayés,
que dis-je, pulvérisés par le seul "Miserere"
Mais nous n'en sommes pas encore là.
Permettez-moi d'abord de déroger à tous les principes
et de commenter ce disque à rebours, en commençant par
la pièce "Sarah Was Ninety Years Old". Composée
en 1977, cette dernière marque en quelque sorte la sortie du
tunnel pour Pärt, si l'on considère que c'est à partir
de cette époque qu'il est entré dans la phase qui a engendré
ses plus belles uvres, et qui surtout a vu la naissance et le
perfectionnement de sa technique de composition distinctive auto-baptisée
"tintinnabuli" (j'y reviendrai dans un prochain article).
"Sarah Was Ninety Years Old" est une procession lente et douloureuse
dont l'ouverture chaste livrée aux seules percussions incite
à l'aphasie. Elle prend appui sur l'Ancien Testament et sur l'histoire
de l'Annonciation de la grossesse de Sarah, épouse du patriarche
Abraham, dans sa 90ème année, et s'imprègne totalement
du texte où la joie naît de l'innocence, le miracle de
l'attente rituelle. C'est seulement vers la troisième minute,
après que la baguette ait sagement donné ce qu'on pourrait
prendre pour une imitation de robinet mal fermé gouttant sur
la céramique, que le chant s'élève, faiblement,
comme un fin faisceau de brume glissant le long de la pierre à
minuit. A cet instant en fermant les yeux, on n'aurait aucun mal à
s'imaginer déambuler dans la pénombre d'un cloître,
nos pas portés par le plain-chant étouffé d'un
petit chur de moines dissimulé à nos regards. Puis
c'est le retour au silence tourmenté par la pluie éparse
des percussions avant que les voix ne réapparaissent, sensiblement
plus vagues, comme si la chorale s'était déplacée
de la cour ouverte à la nef de la chapelle et sa résonance
hypnotisante. La litanie est plus sombre, aussi, ô combien
C'est dans ces moments de dévotion suprême que le minimalisme
de Pärt sert le mieux la partition, les plongées dans le
silence devenant le reflet respectueux des envols aux ailes précaires.
Encore une fois sans prévenir, les percussions reprennent la
main, cette fois plus resserrées, presque tribales, sans toutefois
jamais côtoyer un rythme de danse, essentiellement à cause
des incessantes interruptions. Deux minutes de ce traitement presque
incongru - mais qui, n'en doutons pas, a son utilité - et les
portes s'ouvrent sur le highlight du morceau, un admirable mouvement
d'orgue aux accents aussi "gothiques" qu'on puisse en rêver,
conduisant à intervalles réguliers aux clameurs de la
soprano, une seule note chaque fois, un seul vibrato délivré
avec toujours plus de hauteur et plus de puissance, jusqu'à ce
qu'elle ait atteint son plafond de tessiture (attention au service cristal
de mémé !). Le morceau se fane alors en l'espace d'une
minute où la soprano se livre à une passe d'armes solitaire,
tempérée et délicieusement perdue dans un gouffre
d'échos. Une interrogation se forme alors dans mon esprit : ELEND,
sur "The Umbersun", n'avaient-ils pas au fond quelque chose
de Pärt, de ce son pur emmitouflé dans un épais manteau
de ténèbres ? Certainement, si. Preuve, si besoin était,
que les grands esprits se rencontrent.
"Festina Lente", qui fait ici office de transition entre les
deux mastodontes du disque, est une très belle partition pour
cordes où Pärt étale un bouquet de techniques impressionnant,
guidé par le contrepoint dynamique des deux premiers violons.
En même temps c'est une uvre difficile à percer,
tant la densité harmonique qui s'en dégage forme comme
une carapace sonore qui masque le feu d'artifices d'actions et de détails
aux oreilles de l'impie qui a arrêté son solfège
au bout de trois ans (i.e. ma pomme
). Heureusement la grande musique
a ses indulgences, il reste donc pour n'importe quel auditeur la grande
noblesse et la grâce de l'ensemble, témoignage de l'incommensurable
pouvoir émotionnel de tout art nourri par la passion et l'abnégation,
aussi strictes et académiques en soient les structures.
Le "Miserere" est la plus récente uvre du programme
(1989). Près de 35 minutes durant, Pärt joue à moduler
calmes, commencements, canons et climax sur ses thèmes fétiches
de la passion et de la pénitence. Très attentif à
ne pas faire déborder les couleurs, il distille exactement ce
qu'il faut pour chaque voix, chaque instrument, n'hésitant pas
à briser des élans prometteurs lorsqu'ils menacent de
prendre le pas sur la paix et le partage. Le HILLIARD ENSEMBLE est de
bout en bout magnifique, les chanteurs donnant la pleine mesure de leur
talent tout en honorant avec rectitude la pondération et le besoin
de soumission qui se rattachent à leurs partitions. Surtout,
le "Miserere" est l'uvre d'un zénith, de l'éclat
omnipotent qui inonde l'intervalle de la 5ème à la 8ème
minute lorsque, au sortir d'un roulement de tambour prophétique,
c'est soudain un véritable déluge d'apocalypse qui s'échappe
des haut-parleurs. Cette foudroyante mise en branle du chur dans
son ensemble détruit tous les principes qui veulent qu'un passage
dramatique soit annoncé par une progressive montée en
tension. Ici Pärt supprime l'effet pour mieux asséner le
choc, et par-là maximise son contrecoup. En plus vous savez quoi
? Cet essor dantesque, colère divine (Dies Irae) qui s'abat comme
une pluie de feu et de glace, et bien il tue, il botte le cul plus sévèrement
qu'une paire de Rangers coquées !!! Il est souverain, il est
puissant, il est pénétrant : il est d'une beauté
qui plonge dans l'ombre éternelle tout ce que le commun des mortels
peut affubler de l'adjectif "beau" sans mesurer sa portée
essentielle. Sous des trompettes emphatiques, les sections du chur
expulsent du sublime à gorge déployée, se reprenant,
se complétant ou se passant le relais en jonctions lumineuses
qui ne trouvent de terme que lorsque l'élan initial expectore
son dernier souffle, le terminus d'un decrescendo qui n'est plus qu'un
vertige
Celui d'yeux écarquillés, tournés
vers le plafond, et d'un corps rigide ébranlé de spasmes
à chaque redémarrage de l'hymne premier, un corps pour
qui la notion d'équilibre paraît déjà un
lointain souvenir. Le transport est total, aller-retour première
classe, non-fumeurs s'il vous plaît ! Ce tour de force que Pärt
impose à son orchestre est presque une folie, une montagne quand
on le replace dans le contexte du refuge sacral, de l'océan de
placidité qu'est le reste du "Miserere", mais quiconque
déclarerait ne pas l'aimer, ne pas au moins ressentir quelque
chose de spécial, de grand à son écoute, celui-ci
ne mérite pas l'appareil auditif dont la Nature l'a doté.
Pardonnez mon orgasme.
Uriel
: 99% (Octobre 2002)
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